Accueil > Au jour le jour > Bicentenaires > Portraits pour un Bicentenaire > Aimé Bonpland ou le « prince de l’optimisme » (II)

Aimé Bonpland ou le « prince de l’optimisme » (II)

mercredi 7 octobre 2009, par Jean-Jacques Salgon

Suite et fin du texte de Jean-Jacques Salgon sur le botaniste français Aimé Bonpland, "compagnon d’aventures" d’Alexander Humboldt mais aussi, ami de Bolivar, "découvreur" de la germination du maté et prisonnier du dictateur paraguayen José Gaspar Rodríguez de Francia, celui-là même qui inspira le roman d’Augusto Roa Bastos, "Moi, le Suprême".


Aimé Bonpland ou le « prince de l’optimisme » (I)


Après (l’Orénoque) c’est encore un tourbillon de virées et d’étapes, moins reculées cependant que celles qu’on fit dans les huttes des missionnaires, ce sont des villes cette fois, Carthagène, Bogota, Quito, Lima, Guayaquil, Mexico,
La Havane. Toujours accompagnés du fidèle Carlos, les explorateurs font l’ascension du Chimborazo, le plus haut volcan du monde, atteignent 5 878 mètres (Alexandre effectue la mesure) et sont ainsi pendant quatre années, et jusqu’à ce que Gay-Lussac s’envolant en ballon ne vienne leur voler le record, les champions du monde de l’altitude (on oublie peut-être au passage quelques Tibétains). Mais on n’en reste pas là : en trois mois ils escaladent encore le Pichincha, le Tungurahua, l’Antisana, le Cotopaxi, ils sont attaqués par une bande d’esclaves à Carthagène, capturés par des corsaires au large de Caracas, mais finalement tout s’arrange et les voilà reçus par Thomas Jefferson à Washington.

Retour en France

L’impératrice Joséphine

Puis c’est le retour vers la France après cinq années de pérégrinations qui ont coûté à Alexandre la moitié de sa fortune mais dont les deux savants rapportent, en plus d’une gloire certaine, 35 lourdes caisses contenant 60 000 échantillons végétaux déjà classés et étudiés. Et cette mirobolante récolte, va accroître de 6 % le trésor botanique mondial.

Aimé s’installe avec Carlos dans un appartement rue des Postes, près du Panthéon. Pendant cinq ans il va travailler à mettre au point les 17 cahiers et 144 planches des Plantes équinoxiales. Durant cette même période, une passion commune pour la botanique le lie à l’impératrice Joséphine. Il devient tout d’abord son conseiller officiel puis il est nommé intendant du domaine de la Malmaison. C’est lui qui fait installer les douze énormes poêles chargés de chauffer la grande serre où l’impératrice reçoit parfois ses invités. Pendant plusieurs années, dans cette magnifique propriété où il réside à partir de 1809, le voici mêlé aux réceptions les plus brillantes, croisant dans les salons les meilleurs esprits du temps, Chateaubriand, Joubert, Arago, Gay-Lussac. De ses activités de botaniste est issue la Description des plantes rares cultivées à la Malmaison, un ouvrage illustré par les lumineuses aquarelles de Pierre-Joseph Redouté.

C’est aussi à la Malmaison qu’il fait la rencontre d’Adeline, jeune mère d’Emma, et qui sera sa première femme. Mais Joséphine meurt en mai 1814, la Malmaison est à l’abandon, et le démon de l’Amérique du Sud le reprend. On sait bien qu’après l’Oreille cassée vient le temps de Tintin et les Picaros. Au cours de son voyage, puis de son séjour parisien, Aimé s’est lié au futur libertador, Simon Bolivar. C’est son général Alcazar à lui. Bolivar veut l’attirer à Caracas. Mais c’est finalement à l’invitation de Bernardino Rivadavia qu’il embarque au Havre un jour d’avril 1816, à bord du brick Saint-Victor, en compagnie d’Adeline et d’Emma, de deux jardiniers et de 2 000 plantes en graines ou boutures héritées de Joséphine, avec pour mission d’aller créer un jardin botanique européen à Buenos-Aires.

Le maté

Aimé a 38 ans, une nouvelle vie commence. A Buenos-Aires, la proposition de Rivadavia se noie dans les imbroglios de la politique. On le nomme toutefois professeur d’histoire naturelle des Provinces-Unies avec de maigres émoluments. Pour gagner sa vie il ouvre un cabinet médical, puis il achète un domaine de 7 hectares, la Quinta des saules, dans laquelle vignes, citronniers, orangers rapportés de France vont bientôt prospérer. Mais une chose le turlupine : il veut percer le secret de la germination de la yerba, cette plante dont les Indiens guaranis tirent le maté, cette boisson qu’on appelait jadis le thé des jésuites parce que c’étaient eux qui cultivaient la plante et vendaient le produit. Un
cuticule empêche en effet la graine de germer lorsque celle-ci est semée. Aimé se fait conduire sur l’île de San Martin Garcia où on lui a signalé des plants de yerba. C’est là, en observant le comportement des grives litornes, qu’il trouve soudain la solution de l’énigme : les litornes mangent les fruits de la yerba et dans leurs déjections, les graines sont présentes mais sans les cuticules qui ont été dissous par les sucs gastriques. A partir de là, la vie d’Aimé va basculer une nouvelle fois : il veut se lancer dans la culture à grande échelle de la yerba, plante qu’il baptise alors Ilex humboldtiana , en hommage à l’ami qui ne l’a pas suivi.

Pour cela, il quitte Buenos Aires en promettant à Emma et à Adeline d’être de retour dans deux mois. Mais le sort va en décider autrement : il ne les reverra pas.

Francia, le "Suprême"

Le voici dans la nouvelle république d’Entre-deux-Rios, aux confins du Paraguay, à Candeleria dans une ancienne mission abandonnée par les jésuites où il retrouve les plants de yerba en jachère. Malgré les crises de paludisme, et après plusieurs mois de travail, avec l’aide des
Indiens guaranis qu’il embauche, la plantation est remise sur pied, neuf hectares de yerba sont débroussaillés, ce qui laisse espérer une production et une exportation d’environ 130 tonnes de maté par an. Mais quand vient le moment de rentrer à Buenos-Aires, les caudillos se succèdent à la tête de l’Entre Rios, des Tapioca renversent des Alcazar, et pour finir, Aimé se retrouve captif d’un dictateur, José Gaspar Rodriguez Francia, qui n’a pas supporté de voir son monopole d’exportation du maté menacé.
Ce maître absolu du Paraguay, « le Suprême » comme il se fait nommer, après avoir fait incendier les bâtiments du domaine de Candeleria, va pendant plus de neuf années faire de celui qu’on appelle ici Don Amado, Aimé Bonpland, son prisonnier. L’Europe oubliera
son cher explorateur, seul Chateaubriand réclamera en vain sa libération.

Ruiné mais libre

A Cerrito, près de Santa Maria da Fé, quelque part dans la région des Misiones, au coeur de collines verdoyantes, Bonpland va vivre, dans ce que l’on nommerait aujourd’hui une résidence surveillée. Une fois de plus il va y accomplir des prodiges. Il soigne les malades, prépare les médicaments, distille les sirops, fabrique des gâteaux, de l’eau de vie, monte un atelier de charpentes, une scierie, installe des ruches.

Sa ferme devient prospère, on y cultive coton, canne à sucre, yerba, vignes, orangers, citronniers, goyaviers. Il crée un hôpital, une serrurerie, une brûlerie, une menuiserie,
une tannerie, développe l’élevage des boeufs, des vaches, des chevaux. Il fonde une famille avec Maria, fille du cacique indien Chirivé, dont il a deux enfants, lesquels seront nommés, comme s’ils étaient issus du marcottage, Maria et Amado ; Aimé continue
d’apprendre des Indiens les vertus médicinales des plantes et constitue un nouvel herbier. Finalement, c’est d’une sorte de prison paradisiaque qu’il se trouve brutalement expulsé, le 2 février 1831, à l’âge de 52 ans, toujours sur décision du Suprême qui veut à présent
se débarrasser de lui. Maria et les enfants n’ont pas le droit de quitter le Paraguay.

Aimé est ruiné mais libre, l’Europe attend le retour de son cher savant, mais lui ne veut pas trop s’éloigner de sa nouvelle famille qu’il espère pouvoir retrouver bientôt. C’est sur les bords du fleuve Uruguay, à San Borja, qu’il s’installe. Et il reprend ses explorations dont il tient le compte-rendu détaillé dans ses carnets. De cette base de San Borja, qui ne tardera pas à devenir on s’en doute une propriété prospère, il va encore expédier au Muséum 25 caisses de végétaux, minéraux, animaux, et un nouvel herbier de 3 000 plantes dont beaucoup jusque-là inconnues parmi lesquelles ce « maïs d’eau », nénuphar qui ne portera pas son nom mais sera baptisé plus tard Victoria regiae. Et puis les années passent, et on le voit toujours chevauchant, pagayant, herborisant, soignant les malades,
donnant non des ordres, mais des conseils, pour la bonne marche de ses affaires. Parfois on le voit paraître au Brésil, à Montevideo ou à Buenos-Aires. A 61 ans, il monte une nouvelle exploitation à Santa Ana, plus en aval sur l’Uruguay, « ma Malmaison », comme il l’appelle.

Écusson du village de Bonpland (Corrientes)

Mais les guerres indépendantistes font rage, il est nommé médecin-chef par le gouverneur de Corrientes et au cours de combats confus Santa Ana est pillée. Il
rencontre Victoriana qui soigne comme lui les blessés dans un hôpital militaire. Il l’installe à Santa Ana [1] où tout est à reconstruire. Elle a 38 ans, lui 68, ils auront trois enfants, Carmen, Amadito et Anastasio. Médecin militaire, conseiller diplomatique, la politique à présent l’absorbe. Il est mêlé à tous les conflits, embarque sur La Bordelaise pour se faire l’interprète des caudillos auprès des autorités françaises, mais il séjourne aussi régulièrement à San Borja. A 71 ans, il part encore à cheval et reste vingt-cinq jours en vadrouille, à la recherche d’orchidées et autres plantes tropicales dont il découvre encore des dizaines d’espèces nouvelles.

Quelquefois aussi il part à cheval pour soigner des malades. A 80 ans, entraîné par un prêtre français il devient franc-maçon ; il abandonne San Borja, part s’installer à Santa Ana avec sa fille Carmen. Le gouverneur de Corrientes lui confie encore la création
d’un musée de sciences naturelles dans sa ville ce dont il s’acquitte pendant quelques années. C’est à présent un vieillard, il bouge moins, souffre d’une douleur à la jambe suite à une chute de cheval, son esprit divague, Carmen l’installe dans un grand fauteuil d’osier, une couverture indienne sur les genoux, il reste de longs moments silencieux à contempler les arbres.

C’est la fin, il s’éteint dans sa 85e année et son corps embaumé est transporté pour être enterré à Corrientes. Tandis qu’il repose dans le local où l’on vient de l’embaumer, un gaucho ivre pousse la porte, salue en ôtant son chapeau celui qu’il prend pour un dormeur, et, ne recevant de sa part aucune réponse, entre dans une véritable fureur et lacère le corps à coups de machette. On l’enterre à la hâte au cimetière de Restauración, aujourd’hui Paso de los Libres, Passage des hommes libres.

Il s’appelait Aimé et comme le dit justement Nicolas Hossard dans la biographie qu’il lui a consacrée : « Tous ceux qui l’ont connu l’ont aimé ». Au début de Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss nous prévient : « Je hais les voyages et les explorateurs. »

En voici un pourtant dont la modestie, l’insatiable curiosité et la flamboyante humanité auraient bien dû lui faire revoir son jugement.


[1Devenue depuis une commune rebaptisée Bonpland